Comme beaucoup d’autres personnalités d’avant Vatican II, Péguy a été en éclipse ces dernières décennies, même en France. Le monde séculier le néglige pour des raisons religieuses et politiques compliquées. Mais des esprits doués à part entière aussi différents que le philosophe français Gabriel Marcel, le théologien suisse Hans Urs von Balthasar et le poète britannique Geoffrey Hill ont tenté de nous remettre en contact avec son grand esprit. En fait, la vie de Péguys témoigne avec émotion qu’un grand esprit et un grand cœur l’emportent même sur le génie. S’il obtient un jour un procès équitable, Péguy sera peut-être un jour reconnu comme une figure de l’ordre de Kierkegaard ou de Newman, et peut-être quelque chose de plus.
Péguy est né en 1873 près d’Orléans, lieu de naissance de Jeanne d’Arc, et a grandi avec une mère et une grand-mère analphabètes. Ils gagnaient une vie nue en se reposant sur des chaises seize heures par jour, sept jours par semaine. Péguy a appris le métier et a également aidé, bien dans son adolescence, avec les récoltes annuelles dans la région. Bien qu’il ait montré de grands dons dès son entrée à l’école, Péguy était aussi proche d’un paysan que n’importe quelle grande figure littéraire qui ait jamais vécu.
Le génie de Péguy réside principalement dans la manière dont il a essayé de faire porter des simpruths sur le monde moderne tout entier. Son intelligence pure le mènera à l’Ecole Normale Supérieure et à la Sorbonne, les deux sommets du système éducatif français. Mais à l’exception d’une activité dans des causes politiques, il vivrait une vie en grande partie sans incident, du moins de la manière dont la plupart des gens conçoivent les événements. Son activité consistait en une vaste tentative de retrouver une vie spirituelle authentique à partir des diverses incrustations qui la rendaient difficile à trouver, même pour les gens simples. Malgré la simplicité sous-jacente de ses mots, ils ont un éclat et une autorité qui revitalisent la politique, le mysticisme, la guerre, la paix, l’amour, l’honneur et la mort. En lui, les profondeurs intemporelles du passé classique et chrétien trouvent soudain une nouvelle voix qui est aussi un message prophétique et urgent au présent.
Péguy est tué d’une balle dans la tête lors de la bataille de la Marne en 1914. Il avait anticipé sa mort dans un poème :
Blessèd sont ceux qu’une grande bataille laisse
Étendus sur le sol devant le visage des Dieux,
Blessèd les vies que seules les guerres effacent,
Blessèd le blé mûr, le blé ramassé en gerbes.
Ce fut la fin dramatique d’une vie héroïque. Il avait à peine quarante ans.
À une autre époque, Péguy aurait pu fonder un ordre religieux. Il s’est avéré qu’il a fait quelque chose d’encore plus difficile: il a vécu une vie d’intégrité intellectuelle et spirituelle complète dans le monde moderne.
En payer le prix
Péguy n’est jamais un simple écrivain ce qu’il appelait un intellectuel, c’est-à-dire quelqu’un qui se tient en dehors de la vie en tant qu’observateur. Il s’est risqué lui-même, sa femme et ses enfants, et le premier des trésors. . . paix de cœur pour la vérité. Une fois, quand quelqu’un faisait un point, il a interrompu: Vous avez raison, mais vous n’avez pas le droit d’avoir raison à moins d’être prêt à payer le prix de démontrer la justesse de la vérité. Même quatre-vingts ans après sa mort, pour ceux qui le connaissent, Péguy reste une présence réelle. Lorsque vous le lisez, vos yeux ne suivent pas simplement une chaîne de mots, vous entrez dans un courant de vie passionné.
Jeune homme à Orléans, Péguy gravitait vers de simples ouvriers et paysans qui s’intéressaient à la liberté et à l’apprentissage, même s’ils devaient les poursuivre le soir après de longues heures de travail : Je considère comme une bénédiction personnelle d’avoir connu, dans ma plus tendre jeunesse, quelques-uns de ces vieux républicains ; des hommes admirables; durs avec eux-mêmes; bons pour les événements ; j’ai appris à travers eux ce que signifie avoir une conscience entière et droite. Plusieurs intellectuels sobres ont contesté l’exactitude de ce portrait exubérant de la vieille France. Péguy était aussi sceptique que n’importe qui de fantasmes romantiques, mais il est là pour témoigner de l’existence de telles personnes.
Beaucoup de gens aujourd’hui invoquent allègrement la société civile comme un contrepoids à beaucoup de choses qui ne vont pas dans le monde moderne. Péguy aurait accepté, mais pour lui les vertus populaires avaient des racines profondes dans la culture classique et chrétienne. Sans ce soutien vivant, même les paysans et les ouvriers sont devenus corrompus. Vers 1880, dira-t-il, la vieille fierté du travail acharné, de la productivité et de l’artisanat commençait à passer.
Bien que Péguy soit un militant des travailleurs, il déplore la nouvelle attitude des groupes ouvriers qui exige la plus grande compensation pour le moindre travail et même, chose impensable dans l’ancien système, de détruire des outils et des machines pendant les grèves. Autrefois, il y avait plus d’indépendance et de vertu simple: quand un ouvrier allumait une cigarette, ce qu’il allait vous dire n’était pas ce qu’un journaliste avait dit dans le journal du matin. Les libres-penseurs de cette époque étaient plus chrétiens que les personnes pieuses aujourd’hui.
L’Église et la République, a-t-il affirmé, avaient contribué à ce désastre par leurs attaques erronées l’une contre l’autre. (Des vestiges de ces attitudes ont fait surface lors de la visite de Jean-Paul II en France au début de cette année: Cinq mille personnes ont manifesté lorsque le pape a fait l’éloge de l’ancien roi, Clovis, comme si sa visite était un prélude à la restauration de l’ancien régime). Pour Péguy, les vraies vertus catholiques et les vraies vertus républicaines étaient des réalisations parallèles, produisant des saints d’une part et des héros d’autre part. Le déclin du christianisme, a-t-il averti, faisait partie du même esprit mauvais qui a conduit au déclin de la république, une leçon que nous n’avons toujours pas absorbée.
Réputation décriée
Péguys parle de son monde paysan et des vertus ouvrières a nui à sa réputation dans certains milieux. Comme Nietzsche (mais avec encore moins de justice), Péguy a été dépeint par quelques sympathisants nazis pendant la Seconde Guerre mondiale comme un défenseur d’une sorte de nationalisme et de racisme populaires français. La version nazie de l’appel de Volk et Péguy au peuple n’aurait pas pu être plus différente: Le premier cherchait l’exclusion et les distinctions raciales, le second l’inclusion et la fraternité humaine. Mais des sympathisants nazis sans scrupules comme Drieu La Rochelle, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue française collaborationniste pendant la guerre, ont sorti des extraits de leur contexte pour faire passer Péguy, alors héros populaire de la Première Guerre mondiale, pour un défenseur du sang et du sol. Tout cela a été exposé de manière incontestable par les chercheurs. Mais alors que Nietzsche, qui a certaines utilisations dans l’académie d’aujourd’hui, a reçu un laissez-passer gratuit malgré ses admirateurs nazis, Péguy, clairement à cause de son catholicisme et de son étreinte du vieux monde, reste dans les limbes.
Ironie du sort, au même moment dans les années 1940, Jacques Maritain diffusait des messages radiophoniques à destination de la France occupée depuis New York, invoquant à juste titre le nom de Péguys dans une compagnie bien différente. Maritain a travaillé pour Péguy dans sa jeunesse à Paris. Il a parlé à la fois d’une connaissance personnelle et d’une juste appréciation de l’esprit héroïque de Péguy lorsqu’il a abordé la France comme ancienne terre de Jeanne d’Arc et de Péguy et les Français comme compagnons de Joinville et de Péguy, peuple de Jeanne d’Arc. À Londres, DeGaulle a fait des apppeals similaires.
En Amérique, des sélections de Julian Greens et des traductions de Péguy venaient également d’apparaître : Vérités fondamentales et Hommes et Saints, entre autres. Green a fait un brillant travail d’introduction (et a à juste titre gardé un français incomparable de Péguys sur les pages faisant face aux traductions), mais son travail a également de sérieuses limites.
Les brefs passages choisis par Green donnent l’impression que Péguy est un écrivain aphoristique comme Chesterton :
Le kantisme a les mains propres parce qu’il n’a pas les mains.
La tyrannie est toujours mieux organisée que la liberté.
Homère est encore nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui.
Tout cela est pour le bien, mais Péguy a aussi besoin d’être lu en gros morceaux pour voir la puissance et la trajectoire de son génie.
Mérite l’attention
En 1952, Alexander Dru, le traducteur de Kierkegaard, a publié de longs segments de deux des plus grands essais de Péguys. Plusieurs des poèmes les plus longs ont été traduits dans leur intégralité. Mais nous avons encore besoin d’une anthologie de bonne taille de la prose de Péguys en anglais. Sa lecture de l’histoire et son analyse des racines réelles de notre crise spirituelle à elles seules rendraient un tel volume inestimable. Cela révélerait également le trait le plus saillant de Péguys, une passion inébranlable pour la justice et la vérité quel qu’en soit le prix.
Péguy n’a jamais terminé ses études universitaires car il a été à plusieurs reprises détourné par des situations exigeant charité et action. Il avait des bâtons cassés sur le dos lors de manifestations. Il a rompu avec des alliés qui ont conclu des compromis déshonorants. S’il avait voulu jouer avec ce qui devenait déjà un système corrompu et une alliance corrompue entre politiciens et intellectuels, il aurait pu avoir une existence sûre en tant que professeur d’université. Au lieu de cela, il a choisi la voie de la vérité avec la pauvreté et l’isolement.
Au milieu de diverses luttes pour les droits des travailleurs et les efforts de secours, Péguy est devenu une sorte de socialiste parce qu’il croyait que le vrai socialisme recherchait la fraternité et le respect réels entre les hommes. Il était jeune et le monde n’avait encore vu aucun régime socialiste. Mais il a senti le véritable esprit derrière les mouvements socialistes lorsqu’il est entré en contact avec la pratique socialiste réelle. Péguy était par nature incapable des mensonges et de la partisanerie qui composent la plupart des partis politiques. Son verdict sur de telles choses est une phrase connue de nombreuses personnes qui n’ont autrement jamais entendu parler de Péguy: Tout commence dans le mysticisme (le mystique) et se termine dans la politique. Cette formule résume plus de vingt ans d’expérience politique.
Péguy le socialiste devient également un partisan de Dreyfus, l’officier juif français accusé à tort d’espionnage pour le compte de l’Allemagne. Il a fondé une revue, les Cahiers de la Quinzaine, pour défendre ces causes justes et d’autres parce qu’il a découvert lors d’un congrès international que les socialistes pratiquaient le même genre de mensonge partisan et d’injustice qu’il avait associé aux conservateurs bourgeois. Il était interdit aux journaux comme le sien de critiquer les positions prises par le mouvement. La mystique socialiste a été trahie par la politique socialiste.
Pour Péguy, la racine de toute mystique était de rester fidèle à la vérité et à la justice malgré les engagements du parti. Il refuserait d’imposer une orthodoxie même aux écrivains des Cahiers : une revue ne continue d’avoir de la vie que si chaque numéro agace au moins un cinquième de ses lecteurs. La justice consiste à voir que ce n’est pas toujours le même cinquième. Sans soutien ni de droite ni de gauche dans une France fortement idéologique, sa fidélité a conduit à une passion dans un sens plus christique, à des persécutions et à un étranglement économique progressif par des puissances établies.
Trois Mystères
Il en vint même à se sentir en désaccord avec les Dreyfusards. Ils avaient commencé sur un mode mystique, idéaliste, se battant pour trois mystiques: la mystique juive, avec sa longue histoire de souffrance pour le droit depuis l’Ancien Testament (les collaborateurs nazis ont pris soin de cacher ce Péguy pro-Juif); la mystique chrétienne, fondée par un homme juste accusé à tort ; et la mystique française, qui, sous ses formes républicaines et chrétiennes, croyait en la justice pour tous. Pour Péguy, être Dreyfusard signifiait la défense spirituelle et morale de tous les trois.
Malheureusement, Péguy décèle chez les Dreyfusards aussi des éléments politiques impurs en contradiction avec sa mystique. Le gouvernement socialiste Combes, par exemple, a utilisé les répercussions émotionnelles de l’affaire Dreyfus pour fermer des écoles et des monastères catholiques (les catholiques avaient largement soutenu l’armée et les accusations contre Dreyfus). Homme qui appréciait la discipline, le courage et le bon usage du pouvoir militaire dans des causes justes, Péguy détestait particulièrement ce qu’il considérait comme un élément anti-français, anti-militaire, presque traître chez certains Dreyfusards:
Certaines personnes veulent insulter et abuser de l’armée, parce que c’est une bonne ligne ces jours-ci. . . . En fait, à toutes les manifestations politiques, c’est un thème obligatoire. Si vous ne prenez pas cette ligne, vous n’avez pas l’air suffisamment progressif. . . et on ne saura jamais quels actes de lâcheté ont été motivés par la peur de paraître insuffisamment progressistes.
Quelque part sur ce chemin de trahison des socialistes et des Dreyfusards, Péguy retourna à l’Église. Un ami s’est arrêté pour voir Péguy alors qu’il était malade au lit à la maison. Après une longue conversation, Péguy s’est contenté de faire remarquer que l’ami s’en allait, Attendez. Je ne t’ai pas tout dit. Je suis devenu catholique. Aucune grande explication n’a été fournie par la suite. Dans les rares occasions où il a écrit sur la conversion, Péguy n’a même pas utilisé le mot, préférant parler de l’approfondissement de sa passion pour la vérité, la justice et la fraternité, qui a trouvé toute sa portée dans le catholicisme.
Mais il ne trouva pas que les partis catholiques faisaient beaucoup mieux que les autres pour empêcher leur politique de submerger leur mystique. L’Église catholique semble avoir trahi sa mystique en devenant un parti temporel en France et ailleurs. Péguy pensait que si elle abandonnait la politique cléricale et revenait à sa grandeur spirituelle et à son souci des pauvres, l’Église entrerait dans une période de renaissance massive. La fidélité à l’Évangile, qui dans le domaine des mystiques n’excluait pas ce qui était noble et bon dans d’autres traditions, devint maintenant la passion dominante de sa vie.
La conversion de Péguys a apporté non seulement un renouveau spirituel, mais aussi une nouvelle inspiration littéraire, y compris un virage vers la poésie. En 1909, il écrit son poème Le Mystère de la Charité de Jeanne dArc, une évocation étonnante de la jeunesse de Joans à Péguys, à Orléans, qui montre les racines paysannes de sa charité et comment l’histoire du Christ Lui-même doit être vue dans ses éléments simples, passionnés et populaires. Les batailles et procès d’hérésie que la plupart des écrivains pensent être le cœur de Joans saga n’ont qu’une importance secondaire pour Péguy. Il avait toujours été un écrivain facile, mais sa production est devenue plus grande dans tous les sens après la conversion.
Passion et fidélité
Dans la providence des Dieux, Péguy se trouva soumis à de nouvelles épreuves de passion et de fidélité vers 1910 lorsqu’il tomba profondément amoureux sans avertissement préalable. Madame Geneviève Favre, mère de Jacques Maritains, était proche de Péguy à l’époque et a laissé une longue trace du terrible ouragan qui l’a frappé. Pendant de nombreuses années, l’identité de la femme a été gardée confidentielle en raison des différents acteurs encore en vie, dont l’épouse de Péguys. On sait maintenant qu’elle était Blanche Raphaël, une jeune amie juive de Péguys depuis ses études universitaires et collaboratrice dans plusieurs projets. Une fois que cette passion s’est enflammée, elle est devenue, comme tout le reste de la vie de Péguys, autant une question éternelle qu’une question personnelle.
Contrairement à beaucoup d’hommes qui ont vécu des expériences similaires à son âge, Péguy est resté parfaitement fidèle à tout le monde et a donc énormément souffert. Il voulait respecter tous les éléments de la réalité qui lui avaient été présentés. Il ne pouvait pas penser à être infidèle ou à rompre avec sa femme, même s’il aurait pu obtenir une annulation parce qu’ils s’étaient mariés en dehors de l’Église. Mais il ne se contenterait pas non plus d’ignorer ses sentiments pour Blanche, qu’il considérait comme une réalité à reconnaître. Par conséquent, pendant les quatre années jusqu’à sa mort, même après le mariage de Blancs avec un autre homme, Péguy luttera avec lui-même et avec Dieu.
La plupart des catholiques répètent, Que Ta volonté soit faite, chaque jour sans remarquer ce qu’ils disent: Péguy a appris le coût de telles prières.
Certaines de ses plus belles poésies sont parues durant cette période. Pour comprendre un poème comme celui qu’il a écrit à la Vierge de Chartres sous le titre Prière de confiance, il faut cependant connaître l’autre figure féminine derrière celle à laquelle il s’adresse ouvertement. Ce poème conclut:
Lorsque nous nous asseyons à la croix formée par deux voies
Et que nous devons choisir le regret avec le remords
Et que le double destin nous oblige à choisir un cours
Et que la clé de voûte de deux arcs fixe notre regard,Vous seule, maîtresse du secret, attestez
De la pente descendante où passe une route.
Vous connaissez l’autre chemin que nos pas ont choisi,
Comme on choisit le cèdre pour un coffre.Et non par la vertu, que nous ne possédons pas.
Et non pour le devoir, que nous n’aimons pas.
Mais, comme les charpentiers trouvent le centre de
Une planche, chercher le centre de la misère,Et s’approcher de l’axe de la détresse,
Et pour les muets ont besoin de ressentir toute la malédiction,
Et de faire ce qui est plus difficile et de souffrir pire,
Et de prendre le coup dans toute sa plénitude.Par ce tour de passe-passe, cette même artalité,
Qui ne nous rendra plus jamais heureux,
Préservons, ô reine, au moins notre honneur,
Et avec elle notre simple tendresse.
Souffrance, honneur, tendresse: Péguy semble avoir compris à travers cette expérience que la douleur et même une vulnérabilité au péché sont souvent les seuls moyens d’ouvrir des canaux par lesquels la grâce réelle peut nous atteindre, en particulier ceux d’entre nous qui pensent que notre foi et notre morale suffisent déjà.
Une fois qu’il les a embrassés pleinement, la fidélité et l’abandon à la volonté divine ont commencé à devenir un travail à plein temps. Lorsque Marcel, le fils de Péguy, tomba gravement malade, il le remit à la protection de la Vierge et s’en alla, promettant que si Marcel se rétablissait, Péguy ferait un pèlerinage à pied entre Notre Dame de Paris et Notre Dame de Chartres, à une bonne soixantaine de kilomètres. Marcel se rétablit et Péguy tient son vœu. Il répétera plus tard le pèlerinage pour d’autres causes. Dans l’entre-deux-guerres, alors que le culte de Péguy se développait en France, des milliers de personnes reconstituaient chaque année cette dévotion concrète. Aujourd’hui encore, alors que presque personne ne lit plus Péguy et que de nombreuses pratiques de dévotion anciennes ont presque disparu, de grands groupes de fidèles font le voyage par solidarité avec Péguy.
C’est aussi à l’époque de la maladie de Marcels que Péguy a écrit l’un des poèmes les plus grands et les plus injustement négligés du siècle, Le Portail du Mystère de l’Espérance. Pour Péguy, la fidélité et l’espérance ne sont pas des habitudes ou des concepts statiques, mais des forces vives et dynamiques. C’était un aperçu qu’il avait appris et développé d’un ami de jeunesse, Henri Bergson. De simples doctrines abstraites de fidélité ou d’espérance peuvent elles-mêmes devenir des obstacles à l’esprit. En revanche, le véritable espoir est la poussée vers l’avant de la vie; quelqu’un qui est dans le désespoir, littéralement sans espoir, ne peut pas être renvoyé dans une autre attitude. L’espérance ne peut être reçue que de Dieu ; elle reconnecte le désespéré à la source, à un réveil en lui de l’enfant.
Un avenir meilleur
Dans le poème lui-même, qui a récemment été habilement traduit par David L. Schindler Jr., l’espoir est dépeint comme un petit enfant, mais un enfant d’une plus grande urgence immédiate que la foi et la charité de ses sœurs aînées sérieuses. D’ailleurs, dit Péguy (ou plutôt, dit Dieu : Péguy n’a pas peur de mettre des mots dans la bouche des Deitys), l’espérance est l’une des choses les plus remarquables au monde :
La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance.
La foi ne me surprend pas.
Ce n’est pas surprenant
Je suis tellement resplendissante dans ma création. . . .
Que pour vraiment ne pas me voir, ces pauvres gens devraient être aveugles.
La charité dit Dieu, cela ne me surprend pas.
Ce n’est pas surprenant.
Ces pauvres créatures sont si misérables qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment ne pourraient-elles pas s’aimer les unes les autres ?
Comment pourraient-ils ne pas aimer leurs frères.
Comment ne pouvaient-ils pas prendre le pain de leur propre bouche, leur pain quotidien, pour le donner aux enfants malheureux qui passent.
Et mon fils avait un tel amour pour eux. . . .
Mais l’espérance, dit Dieu, c’est quelque chose qui me surprend.
Même moi.
C’est surprenant.
Que ces pauvres enfants voient comment vont les choses et croient que demain les choses iront mieux.
Qu’ils voient comment les choses vont aujourd’hui et croient qu’elles iront mieux demain matin.
C’est surprenant et c’est de loin la plus grande merveille de notre grâce.
Et je suis surpris par cela moi-même.
Et ma grâce doit en effet être une force incroyable.
Parmi tant d’autres premières, Péguy est peut-être le seul écrivain de l’histoire à avoir fait prononcer par Dieu quelque chose d’incroyable, la plus grande ironie étant que c’est la force de sa propre grâce que Dieu trouve ainsi.
La manière dont cela est transmis nous entraîne dans la dynamique même de l’espérance. Péguy a toujours été un écrivain incantatoire, presque hypnotisant dans sa répétition de mots et de phrases comme un moyen d’impliquer le lecteur dans la dynamique plutôt que de simplement décrire. André Gide a un jour écrit brillamment de cette procédure :
Douze phrases m’auraient suffi pour résumer ces 250 pages. Mais les répétitions. . . sont intrinsèques et font partie du tout. . . . Le style Péguys ressemble à celui des litanies très anciennes. . . comme les chants arabes, comme les chants monotones des Landes ; on pourrait le comparer à un désert ; un désert de luzerne, de sable ou de cailloux. . . chacun ressemble à l’autre, mais est juste un peu différent, et cette différence corrige, abandonne, répète, ou semble répéter, accentue, affirme, et toujours plus certainement on avance. . . le croyant prie la même prière tout au long, ou du moins, presque la même prière. . . presque sans qu’il s’en rende compte et, presque malgré lui, tout recommencer. Des mots ! Je ne te laisserai pas, mêmes paroles, et je ne t’acquitterai pas tant que tu as encore quelque chose à dire, Nous ne Te laisserons pas partir, Seigneur, Si Tu ne nous bénis pas.
Lire Péguy, c’est, comme aucun autre écrivain, faire partie de cette demande de bénédiction.
Nous avons perdu ou égaré une grande partie des richesses de la foi catholique ces dernières années. Une partie est si loin qu’il faudra un immense effort de préparation pour nous mettre en état de la récupérer à nouveau. Péguy a été l’une des victimes partielles de cette histoire. Mais contrairement à beaucoup d’autres figures, il parle avec franchise et vitalité de choses assez proches de notre propre expérience. Pour renouer avec lui, nous n’avons besoin de rien d’autre que des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce siècle a été un gâchis, et encore pire pour ne pas tenir compte des voix prophétiques comme la sienne. Si nous recherchons une renaissance catholique et une restauration de nos vertus civiques dans le nouveau millénaire, nous ne les trouverons qu’en récupérant le travail et en imitant la vie d’hommes comme Charles Péguy.