Je sais quelques choses sur le cardinal Cajetan. En effet, j’en sais plus sur le philosophe et théologien dominicain du XVIe siècle que sur la plupart des personnes que je rencontre au jour le jour, y compris celles que je rencontre régulièrement. Son nom, son anniversaire (20 février 1469), son lieu d’éducation, les livres qu’il a écrits, les contributions philosophiques et historiques qu’il a apportées à sa vie et le lieu et la manière de sa mort sont toutes des choses dont je sais. Et pourtant, malgré l’image riche et éclairée que je peux peindre du cardinal dominicain, je ne le connais pas. D’un autre côté, je connais l’homme qui dirige le marchand de journaux local même si je ne sais pas où il est né ou est allé à l’école et je ne sais pas quels intérêts il a ou ce qu’il fait réellement dans sa vie quotidienne. Curieusement, il me semble mieux connaître Cajetan que le commerçant même si je rencontre le commerçant tout le temps et que je n’ai jamais, malheureusement pour moi, rencontré personne du XVIe siècle.
Dans cette réflexion banale se trouvent quelques traits qui, croyez-le ou non, sont des questions vivantes dans la question de la contribution de Thomas de Vio alias Cardinal Cajetan à la philosophie et de l’accueil de Saint Thomas d’Aquin par les générations suivantes. Lorsque nous posons la question d’en savoir plus sur les personnes que nous ne connaissons pas que les personnes que nous connaissons, nous commençons à nous renseigner sur les structures de l’Être. Pas simplement « être ou ne pas être », mais plutôt « quelle différence cela fait-il? »Dans cette dernière question, il n’y a pas d’indifférence à l’égard de la question de l’Être, mais elle est posée avec ferveur: quelle est la différence que cet Être fait? Si quelqu’un demande « que savez-vous » ou « comment savez-vous », une liste de faits suit inévitablement. Dans le cas de Cajetan et du commerçant, je vais produire une liste beaucoup plus longue pour le premier que pour le second. Cependant, en disant beaucoup de choses sur les deux chiffres, je n’ai même pas commencé à aborder la question de la différence que l’On fait.
Quiconque connaît la distinction entre l’Être et l’Essence (Ce-Quelque Chose-Est par rapport à Ce-Quelque Chose-Est) peut commencer à se demander si, lorsque nous parlons de connaître le commerçant mais pas le Cajétan, nous parlons réellement de connaître l’Être, ou de rencontrer la Présence de l’Être. En effet, nous pourrions supposer que dans le cas de Cajetan, nous nous sommes concentrés non pas sur l’Être, mais sur quelque chose de semblable à l’Essence: nous savons ce qu’est le Cardinal, mais nous ne savons pas qu’il est. Le cardinal Cajetan pourrait s’avérer être comme le roi Arthur: une figure mythique. D’un autre côté, le commerçant pourrait s’avérer n’avoir jamais possédé de magasin du tout, et sa propriété était une ruse élaborée. Mais qu’il ait existé n’est pas en cause. Quelque part dans cet échange entre « connaître Cajetan » et « connaître le commerçant », nous commençons à comprendre la différence entre connaître une Essence et rencontrer un Être.
La deuxième chose à sortir de notre problématique initiale est une question controversée sur la nature de la connaissance. La connaissance est-elle simplement la tenue d’une longue série de propositions (vraies) ou est-ce quelque chose de plus que cela? Je peux tout savoir sous le soleil sur le Cardinal Cajetan, mais jusqu’à ce que je le rencontre, je ne pourrai jamais vraiment dire que je le connais. Le savoir semble alors être une sorte de relation vivante entre le connaisseur et le connu.
Cette vision de la connaissance est quelque chose avec laquelle je pense que Saint Thomas serait d’accord et, me semble-t-il, Cajétan aussi. Cependant, il semble également que depuis le milieu du XXe siècle, le pauvre cardinal Cajetan ait été quelque peu vilipendé pour avoir rendu la philosophie thomiste trop propositionnelle et « essentialiste ». L’accusation est que Cajetan a conduit ses successeurs à abandonner les profondeurs plus riches de la pensée de Thomas qui la rendent non seulement vraie dans un sens trivial ou tautologique, mais lui donnent un pouvoir de bouger et de secouer ses étudiants. Cela ne veut pas dire que quelqu’un comme Gilson pense que Cajetan rend la philosophie de Thomas « ennuyeuse » mais, bien pire, il est accusé de la rendre inutile et inutile.
Bien sûr, Cajetan a vécu une période turbulente et il a été un homme d’Église de premier plan dans la réponse aux petites protestations de Martin Luther. Il ne serait donc pas surprenant de le trouver intéressé à établir des définitions et des propositions claires dans son travail qui lui ont permis, ainsi qu’à l’Église, d’identifier les points de désaccord et d’avoir à partir de là un débat cohérent. Cependant, il ne faut pas pousser tout cela trop loin: le débat entre Luther et l’Église n’était pas un débat sur la thèse en tant que thèse mais plutôt la thèse comme expression de la Foi Vraie et Vivante. Les interlocuteurs dominicains et augustins étaient profondément, passionnément et personnellement investis dans les choses dont ils parlaient, même s’ils recouraient parfois à une terminologie technique moins passionnée.
Dans cette dernière question, que nous pouvons appeler l’appel de Cajetan à l’orthodoxie, nous pourrions trouver un impératif moral pour nous aujourd’hui. Puisque le savoir est une relation avec une chose « vivante », nous avons une sorte de devoir particulier envers cette chose: dans notre connaissance, nous ne devons pas « tuer » ce que nous savons en le réduisant à une proposition froide, mais il doit continuer à vivre en nous. C’est-à-dire que nous devrions vraiment apprendre le nom du commerçant.