1 Introduction
- 1 Pour une bibliographie complète des écrits de Stumpf, voir.
1 Né en 1848, Carl Stumpf est nommé professeur de philosophie en 1873 à l’âge de 25 ans, à Würzburg. Il termine sa carrière comme professeur de philosophie et directeur de l’Institut de psychologie de Berlin. Bien qu’il se soit officiellement retiré de l’enseignement en 1923, à la fin de sa vie en 1936, Stumpf était toujours au travail sur son Erkenntnislehre, qui a été publié à titre posthume en 1939-1940. Sa production scientifique est assez remarquable. Les intérêts de Stumpf allaient de la philosophie et de l’histoire de la philosophie à l’investigation expérimentale dans le domaine de la psychologie, avec une attention particulière aux phénomènes acoustiques et musicaux, qu’il considérait également d’un point de vue historique. En outre, il a écrit sur de nombreux autres sujets scientifiques, tels que les mathématiques (voir aussi), l’acoustique physique, la phonétique, l’ethnomusicologie, la psychologie de l’enfant, la psychologie animale, la psychologie du génie, entre autres.1
2ce corps d’écriture hétérogène a conduit à différentes interprétations de sa personnalité. Les premiers chercheurs ont soutenu qu’il apportait une attitude phénoménologique à la psychologie expérimentale, issue de la philosophie de Brentano et favorisant le développement de la théorie de la Gestalt. Les historiens de la psychologie affirment parfois que Stumpf a progressivement abandonné la philosophie au profit de la psychologie expérimentale, tandis que d’autres (plus correctement) reconnaissent son engagement philosophique ininterrompu. Contrairement à la tendance à le considérer comme un disciple orthodoxe de Brentano en philosophie, les interprétations récentes plaident pour l’originalité de sa pensée.
- 2 Je laisserai le terme Gesiteswissenschaften en allemand, car aucune traduction anglaise ne couvre entièrement (…)
- 3 Sur la philosophie de Stumpf et son importance actuelle, voir,. Pour un (…)
3Le travail de longue date de Stumpf en psychologie expérimentale fait partie d’un programme épistémologique intéressant. Son activité expérimentale ne s’accompagnait d’aucune perte d’intérêt pour les questions philosophiques. Il visait plutôt le développement progressif, harmonique et mutuel des sciences naturelles, du Geisteswissenschaften2 et de la philosophie. Combinant à l’origine la phénoménologie avec l’expérimentation et la psychologie descriptive avec la métaphysique, son programme mérite encore notre attention.3
4dans cet essai, je considère la relation entre philosophie et sciences expérimentales du point de vue de l’épistémologie de Stumpf. Je présente d’abord les propres commentaires de Stumpf concernant son double engagement d’expérimentateur et de philosophe (§ 2). Je vais ensuite illustrer sa classification des sciences (§ 3) et sa définition de la phénoménologie et de la philosophie (§ 4). Enfin, je discute de son point de vue sur la relation mutuelle entre la philosophie et les sciences naturelles (§ 5).
2 Un philosophe au laboratoire
5Dans son autobiographie, écrite en 1924, Stumpf examine rétrospectivement son travail expérimental. Il convient de citer longuement le passage:
J’étais bien conscient, bien sûr, qu’une telle absorption dans tous les détails d’un champ de sensation contrastait fortement avec la conception générale de la mission du philosophe, bien que Fechner ait été un exemple célèbre de ce type. Quand j’ai considéré la condition désespérée, telle qu’elle apparaissait peut—être dans la revue de philosophie récente d’Überweg — des systèmes toujours nouveaux sans aucun lien les uns avec les autres, chacun penché sur l’originalité, du moins sur une nouvelle terminologie, aucun d’entre eux avec un quelconque pouvoir de conviction – quand j’ai comparé cela à l’évolution de la physique, quelle grande différence! Ne serait-il pas possible pour un spécialiste de philosophie de travailler avec d’autres spécialistes, du moins dans un domaine particulier? Si cela était fait par d’autres dans d’autres domaines, n’en résulterait-il pas enfin une relation bénéfique entre la philosophie et les sciences uniques?
Ainsi, le séjour à Würzburg marque pour moi le début d’une nouvelle ligne de travail à laquelle je suis resté fidèle jusqu’à nos jours, ce qui, cependant, a fait de moi un outsider pour la grande majorité de mes collègues. Mon travail d’observation et d’expérimentation a absorbé mon temps et ma force encore plus que ce n’est le cas avec la plupart des psychologues expérimentaux. Bien que j’apprécie pleinement le dicton d’Aristote selon lequel la théorie est la plus douce de toutes, je dois avouer que ce fut toujours une joie et un réconfort de passer de la théorie à l’observation, de la méditation aux faits, de mon pupitre au laboratoire; et donc, à la fin, mon pupitre a été négligé et n’a pas produit un seul manuel ou recueil, ce qui aurait dû être son premier devoir, même à l’époque où j’étais instructeur. Cependant, je n’ai jamais eu l’intention de consacrer autant de ma vie à l’acoustique et aux études psychologiques musicales que je l’ai fait plus tard. J’avais compté sur quelques années. Mais ce n’était, après tout, pas la science musicale mais la philosophie qui restait toujours maîtresse de la maison, qui, il est vrai, accordait le plus généreusement de grands privilèges à sa compagne.
6ce passage contient au moins quatre déclarations importantes : Stumpf affirmait que le philosophe devait aussi être un scientifique, un spécialiste dans un domaine (1); il avouait son penchant particulier pour les activités expérimentales par rapport à la réflexion sur fauteuil (2) ; cependant, il admettait qu’il exagérait parfois: le travail expérimental lui avait pris plus de temps qu’il ne l’avait prévu (3).; enfin, il déclare n’avoir jamais vraiment abandonné la philosophie, qui est restée la » maîtresse de maison » tout au long de sa carrière (4). Je vais maintenant commenter ces questions, en ce qui concerne leur importance pour nos préoccupations actuelles.
- 4 Voir les remarques de Stumpf concernant une édition prévue de sa correspondance avec Brentano et d’autres doc (…)
- 5 Stumpf dit que son choix de psychologie musicale dépendait du fait que ce sujet était moins probable (…)
7(1) Il ne fait aucun doute que pour Stumpf, Franz Brentano et Hermann Lotze représentaient deux professeurs de philosophie exceptionnels. Pourtant, Stumpf a également suivi une excellente formation scientifique. Pendant son séjour à Göttingen, il a été profondément influencé par le célèbre physicien Wilhelm Weber qui, « outre Brentano et Lotze, a développé et formé » sa manière de « penser scientifique ». Stumpf remarque qu’à cette époque, un philosophe ayant une bonne formation scientifique était aussi rare qu’un « corbeau blanc ». Remarquablement, le nom de Weber a été cité ici avec Brentano et Lotze. De toute évidence, l’influence de Brentano et de Lotze sur Stumpf était plus importante que celle de Weber; néanmoins, cette mention doit être prise au sérieux. La leçon de Weber a inculqué à Stumpf un véritable esprit scientifique, dont très peu de philosophes de son temps étaient dotés. D’une part, cela faisait de lui un « outsider », comme il disait. D’autre part, cette double compétence lui a ouvert la voie à Berlin, où la Faculté avait besoin d’un véritable expérimentateur pour créer l’Institut de psychologie, et voulait en même temps un homme doté de connaissances philosophiques approfondies pour le diriger. Wilhelm Dilthey a été particulièrement influent dans ce recrutement. Incidemment, Brentano n’a jamais approuvé la décision de Stumpf de déménager à Berlin, ce qui a conduit à une certaine amertume entre eux.4 Au total, Stumpf était un spécialiste reconnu dans le domaine de la psychologie expérimentale, avec des compétences particulières dans l’étude de la perception sonore et musicale et en ethnomusicologie.5
8(2) Malgré son penchant personnel pour la pratique expérimentale, Stumpf n’était pas seulement un expérimentateur technique, aveugle à la théorie. En tant que directeur de l’Institut de Berlin, il a laissé ses assistants enseigner l’approche expérimentale, alors qu’il était responsable
des réunions théoriques, au cours desquelles des problèmes psychologiques ont été discutés à propos de divers traités récents, et souligné, dans l’esprit de Brentano; non seulement la nécessité de l’observation psychologique, mais aussi la nécessité de la pensée logique. J’ai particulièrement insisté sur ces rencontres parce que je considère la méthode expérimentale — du moins extérieure — comme n’étant en aucun cas le remède à la psychologie.
- 6 Pour une analyse complète du développement des gestaltistes à l’Institut de Berlin et au (…)
9En bref, Stumpf n’aimait pas traiter de dispositifs expérimentaux, mais appréciait l’expérimentation comme un exercice intellectuel sophistiqué, visant à découvrir des lois psychologiques. Pour lui, la méthode expérimentale ne peut se passer de raisonnement inductif et de « pensée logique » sur les conditions de l’expérience. Cette approche a sans aucun doute influencé les gestaltistes. Il est bien connu que Wolfgang Köhler, Max Wertheimer, Kurt Koffka, Kurt Lewin, Erich von Hornbostel, Johannes von Allesch, Adhémar Gelb (et aussi, entre autres, Robert Musil), ont tous été, au moins partiellement, formés à l’Institut de Berlin. Les chercheurs ont étudié à plusieurs reprises l’atmosphère intellectuelle particulière qui règne dans cette institution scientifique, le rôle joué par Stumpf dans ce contexte et le degré inhabituel d’indépendance intellectuelle de ses étudiants et assistants qui, pour la plupart, n’adhéraient pas aveuglément à ses doctrines mais menaient plutôt des recherches autonomes.6 Après tout, cela était parfaitement conforme aux intentions du directeur, qui n’a jamais cherché à établir une école de pensée:
Je ne me suis jamais efforcé de fonder une école au sens strict; et je l’ai perçue presque comme plus agréable et certainement plus intéressante, de faire en sorte que mes élèves parviennent à des conclusions différentes plutôt que de simplement les faire corroborer mes théorèmes. Je tire d’autant plus de joie et de gratitude de la loyauté des jeunes qui, dans le même esprit scientifique, mais par leurs propres plans indépendants, poursuivent le travail de recherche.
10peut-être pour cette raison, le groupe berlinois le respectait, comme en témoigne l’écriture célébrant le 75e anniversaire de Stumpf, un numéro spécial de la revue officielle des gestaltistes, Psychologische Forschung.
11(3) Stumpf a sans aucun doute investi beaucoup plus de temps dans des activités expérimentales qu’il ne l’avait prévu. Il avait à l’origine l’intention d’écrire quatre volumes de sa Tonpsychologie. Seuls deux volumes ont été publiés, et les sujets résiduels ont été traités dans d’autres publications moins monumentales. Stumpf a probablement compris que l’ensemble du projet, dans sa forme complète, aurait nécessité trop de temps. Il était parfois dépassé par les nombreuses tâches de sa vie académique intense, en particulier à Berlin. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait achevé son œuvre philosophique majeure, Erkenntnislehre, après sa retraite, compensant ainsi le manque (relatif) de production philosophique. Commentant ses études sur les voyelles dans son autobiographie, il écrit:
les résultats expérimentaux m’ont fasciné à tel point que je ne pouvais pas abandonner l’enquête tant que ce domaine important de la phénoménologie n’avait pas été éclairci de manière satisfaisante.
12une fois de plus, l’attrait que la recherche expérimentale exerçait sur lui transparaît dans ses paroles.
13à l’occasion, le travail de Stumpf était plutôt dispersif. Lorsqu’on lui a demandé d’enquêter sur le cas du « kluge Hans », un cheval censé effectuer des calculs élémentaires, il n’a pas pu résister à la tentation.
J’ai pleinement réalisé les difficultés extraordinaires que cela impliquait; l’excitation suscitée dans la ville et même dans les pays étrangers par les rapports quotidiens de l’étrange cas dans les journaux; la curiosité des foules qui demandaient l’admission; les particularités de M. von Osten; la localité défavorable; etc. Le désir irrésistible de déterminer les faits m’a incité à entreprendre l’enquête, et nous avons finalement réussi à révéler les faits.
14à d’autres occasions, il manifesta le même enthousiasme pour la vérification des faits, malgré les faux et les mystifications, presque avec une attitude de « détective », voir.
- 7 Brentano affirme le même principe dans l’un de ses écrits concernant la psychologie sensorielle: « Die Meth (…)
15(4) Cela dit, la philosophie est toujours restée la « maîtresse de maison » dans le laboratoire de Stumpf. En d’autres termes, il affirme que le travail expérimental a une grande importance pour la philosophie — ce n’est pas une alternative à la philosophie: il y joue un rôle déterminant. Dans la Préface du deuxième volume de Tonpsychologie, publié sept ans après le premier, Stumpf explique les raisons de ce retard. Même à la fin du 19e siècle — fait—il remarquer – un professeur de philosophie n’était pas autorisé à être toujours occupé avec « des sifflets, des assiettes et des fourchettes ». Cependant, contre ceux qui croient que le travail expérimental avilit la mission éternelle de la philosophie, c’est-à-dire élever l’esprit humain, il a soutenu que le travail expérimental en psychologie « se tourne toujours vers les buts de la métaphysique et de l’éthique », et a ajouté: « ces disciplines sont au cœur de notre cœur ». Pour éviter tout malentendu, Stumpf précise que même au cours de ses activités expérimentales de longue durée, il n’a jamais réellement abandonné ou rejeté la philosophie. Un travail patient et minutieux dans des domaines de recherche marginaux contribue également à des portées plus élevées.7 La découverte de vérités factuelles dans le domaine de la psychologie expérimentale s’avère être une avancée en philosophie. Je reviendrai sur ce point dans la section suivante.
- 8 Stumpf croyait également que l’histoire de la philosophie, qui représente une autre partie de son activité (…)
- 9 Stumpf a également enregistré des chansons de prisonniers de guerre du monde entier pendant la Première Guerre mondiale. Dans le premier volume de Tonpsychologie, la « comparaison des peuples et des temps » est l’une des méthodes auxiliaires de la psychologie. Deux ans plus tard, en 1885, dans une étude pionnière de la musique des Indiens d’Amérique du Nord, Stumpf soulignait la valeur de la musicologie comparée non seulement pour l’ethnologie et l’histoire de l’humanité, mais aussi pour la psychologie générale et la philosophie, et en particulier pour l’esthétique. Dans une étude de la musique d’un ensemble siamois (Thaïlande), il a fait valoir que la musicologie comparée représente une tâche fructueuse pour le psychologue ou le philosophe qui est prêt à abandonner le « salon des savants » et la méthode d’observation de soi à l’ancienne, et souhaite « élargir son horizon au moyen d’une étude objective de la pensée et du sentiment humains dans d’autres temps et espaces ».9
3 Sciences naturelles, Sciences géologiques et sciences « neutres »
- 10 Cette distinction s’enracine clairement dans la doctrine de Brentano sur la perception interne et externe. Cependant, (…)
17Stumpf a abordé le problème de la classification des sciences sur la base de la distinction philosophique fondamentale entre phénomènes et fonctions psychiques. Il a appelé « phénomènes » les données sensorielles (y compris lorsqu’elles sont mémorisées plutôt que réellement détectées), ainsi que les relations qui les unissent. « Fonctions psychiques » est le nom attribué à toutes les activités, états et expériences mentales: par exemple, percevoir, développer des concepts, juger, ressentir des émotions, des désirs, etc. Bien qu’ils se produisent toujours ensemble, les phénomènes et les fonctions peuvent et doivent être soigneusement distingués. Les phénomènes et les fonctions mentales sont toujours séparables logiquement; chacun d’eux peut varier indépendamment, c’est-à-dire sans variation correspondante de l’autre. Ils diffèrent au plus haut point: aucune affirmation relative aux phénomènes n’est également applicable aux fonctions psychiques. Ainsi, la réalité est « double face », c’est-à-dire qu’elle a un aspect finalement dualiste qui ne peut en aucun cas être surmonté.10
18De l’avis de Stumpf, la distinction entre sciences naturelles et Geisteswissenschaften provient de la dichotomie mentionnée ci-dessus.
- 11 Malgré son utilisation du terme kantien Erscheinung, Stumpf ne pense pas à une contraposition de pheno (…)
Quelle que soit leur définition, la contraposition du physique et du mental a toujours été à la base de la distinction entre sciences naturelles et Geisteswissenschaften. 11
19en conséquence, toutes les sciences naturelles sont enracinées dans les phénomènes, tandis que les Geisteswissenschaften découlent de l’étude des fonctions mentales.
La séparation des sciences naturelles et des sciences mentales est basée sur les différences fondamentales des données sensorielles et des fonctions psychiques, ou sur les contenus respectifs de la perception externe (sensuelle) et interne (psychologique). Les phénomènes et les fonctions sont directement présentés dans le lien le plus étroit, mais ils sont essentiellement différents. L’observation des fonctions est le fondement des sciences mentales, cependant ces dernières ne sont pas plus liées à leur point de départ que ne le sont les sciences naturelles. De même que les sciences naturelles procèdent à la construction du monde extérieur matériel, les fonctions visent à comprendre la nature des forces psychiques en général et les actions et phénomènes qui en résultent en termes de vie intérieure qui est seule donnée à notre observation. La psychologie occupe la même place parmi les sciences mentales que la physique parmi les sciences naturelles.
- 12 . Stumpf argumente souvent contre le phénoménalisme de Mach : voir, par exemple,.
20les sciences naturelles ne sont donc pas directement basées sur des phénomènes. Cela ouvrirait la voie au phénoménalisme de Mach, réduisant tout à des données phénoménales de base ou à des « sensations ».12 Stumpf, qui était totalement en désaccord avec ce point de vue, était plutôt un constructiviste. En premier lieu, il faut distinguer une simple sensation d’un « objet », qui est le résultat d’une construction conceptuelle entraînée par l’expérience ordinaire. C’est une condition préalable à toute construction scientifique. En second lieu, les vrais objets scientifiques ne sont pas des phénomènes en tant que tels; Stumpf les a plutôt définis comme des « porteurs » de variations, se produisant dans l’espace et le temps selon les lois de la physique. Enfin, selon Stumpf, même le monde extérieur est une structure hypothétique. Les régularités et les exceptions dans la variation continue de nos sensations et de nos présentations ne peuvent être expliquées qu’au moyen de cette hypothèse, confirmée à plusieurs reprises par tout acte d’expérience.
21de même, les sciences naturelles reposent finalement sur des phénomènes, mais sont le résultat d’une élaboration plus poussée; leurs objets sont simplement déduits de phénomènes. En revanche, les Geisteswissenschaften traitent directement des fonctions mentales, bien qu’elles incluent également des constructions d’ordre supérieur. La psychologie est la science des fonctions mentales élémentaires, tandis que les autres Geisteswissenschaften traitent de fonctions mentales complexes. En opposition à l’incompréhension de Husserl de la psychologie en tant que science des faits, Stumpf a affirmé que la psychologie vise fondamentalement à trouver les lois générales du monde psychique, pas simplement à enregistrer les événements mentaux.
- 13 . Dans le présent essai, je ne considérerai pas tous ces facteurs, mais plutôt co (…)
La dichotomie fondamentale de 22Stumpf entre sciences naturelles et Geisteswissenschaften s’est enrichie de nombreux autres facteurs supplémentaires.13 Dans ce contexte, une attention particulière devrait être accordée à un troisième groupe de sciences, qu’il a appelé « sciences neutres ». Comme indiqué précédemment, ni les sciences naturelles ni la psychologie n’étudient directement les phénomènes; néanmoins, cette enquête représente une tâche scientifique majeure. À ce stade, Stumpf a introduit trois sciences neutres consacrées à l’étude des phénomènes: la phénoménologie, l’eidologie et la théorie des relations. Leurs différences résident dans leurs sujets spécifiques. La phénoménologie traite des phénomènes sensoriels; l’eidologie avec ce que Stumpf appelait des « formations », c’est-à-dire des concepts, des formes, des états de choses, à savoir tout contenu de la pensée. La théorie générale des relations traite des relations telles que la similitude, la similitude, la partie et le tout, etc. .
4 Phénoménologie et philosophie
- 14 Pour une comparaison avec Husserl, voir, .
23depuis sa nature expérimentale, la phénoménologie de Stumpf est particulièrement pertinente dans ce contexte. Divergeant radicalement de Husserl, il a attribué à la phénoménologie la tâche d’étudier les phénomènes sensoriels.14 Couleurs, sons, qualités sensorielles de toutes sortes sont régies par des lois structurelles. L’enquête sur les qualités sensorielles mixtes ou sur les relations telles que la similitude, l’augmentation, la fusion, etc., appartient également à la phénoménologie. D’autres exemples de problèmes phénoménologiques sont: l’existence de phénomènes de base, la relation entre sensations et jugements, les « attributs » fondamentaux des sensations (qualité, luminosité, intensité) et la différence entre sensation et présentation. La phénoménologie est principalement poursuivie par des physiciens, des physiologistes et des psychologues. En effet, dans le passé, les physiciens s’occupaient également de problèmes phénoménologiques. Plus remarquable, ils travaillent tous expérimentalement: la phénoménologie de Stumpf est une discipline expérimentale. Par exemple, il a considéré certains travaux d’Ewald Hering et Hermann von Helmholtz, qui ont étudié de manière analytique les domaines de l’optique et de l’acoustique, très influents en phénoménologie.
24En ce sens, la phénoménologie a constitué le noyau de nombreuses activités expérimentales de Stumpf:
J’ai également consacré la majeure partie de mon temps à des travaux préparatoires phénoménologiques, mais mon véritable objectif a toujours été de comprendre les fonctions.
- 15 Stumpf identifie la psychologie descriptive à la première phénoménologie de Husserl, telle que développée, par exemple, dans (…)
25en conséquence, Stumpf présente dans son autobiographie une grande partie de son travail expérimental comme se rapportant au domaine de la phénoménologie. C’est dans ce contexte qu’il a introduit ses premiers livres sur l’origine de la perception de l’espace, ses écrits sur les attributs de la perception visuelle, ainsi qu’une série d’articles mineurs concernant des problèmes spécifiques des phénomènes sensoriels, ,, et bien d’autres. De plus, il considère son étude sur les sons de voyelles comme un champ d’investigation phénoménologique. Puisqu’ils abordent des questions phénoménologiques, les deux volumes de Tonpsychologie ont également été mentionnés ici. Cependant, ceux-ci étaient principalement consacrés à la théorie des jugements sensoriels concernant les sons (c’est-à-dire les fonctions psychiques), ils appartiennent donc plus correctement à la psychologie descriptive.15
- 16 Cette structure épistémologique complexe pourrait être simplifiée en introduisant le concept de réalité. Si o (…)
26avec les deux autres sciences neutres mentionnées, la phénoménologie était considérée par Stumpf comme une « pré-science ». Cela signifie que la phénoménologie est la base d’un traitement ultérieur, effectué par toutes les sciences. Il a également introduit la métaphysique comme une « post-science » neutre.16 La métaphysique vise à rassembler et à élaborer les résultats de toutes les sciences — de sorte qu’on pourrait même l’appeler métapsychique. La métaphysique traite de la connexion reliant les objets de toutes les sciences: fonctions psychiques, phénomènes, formations, relations et objets physiques. Cette acceptation de la métaphysique distingue clairement la position de Stumpf du positivisme contemporain. Mais il prônait une métaphysique renouvelée, qui n’est pas « construite a priori » — une « métaphysique de l’expérience », basée sur des résultats scientifiques.
- 17 Dans l’autobiographie de Stumpf, la philosophie est définie comme « la science des lois les plus courantes du psy (…)
27la métaphysique fait partie de la philosophie. Qu’en est-il donc de la philosophie dans son ensemble ? Stumpf considérait la philosophie comme la science des « objets les plus universels ».17 Ces objets correspondent aux différentes disciplines philosophiques. Par exemple, « l’éthique, l’esthétique et la logique » sont des « sciences pratiques », qui « conduisent au Bien, à la Beauté et à la Vérité — en d’autres termes, elles enseignent à distinguer et à réaliser dans son intérieur le bien et le mal quant à sa volonté, à son goût et à son jugement scientifique ». La nature hétérogène des objets les plus universels soulève une question supplémentaire: en quoi consiste l’unité de la philosophie? La réponse est assez claire:
C’est sûr; ce n’est ni la métaphysique, ni la théorie de la connaissance, ni même les idées universelles des valeurs qui maintiennent ensemble ces domaines de recherche philosophique très divergents. Ce rôle est plutôt joué par la recherche psychologique dont ces disciplines ont besoin d’une manière tout aussi forte.
28 Il est vrai que certaines recherches psychologiques devraient être fructueusement poursuivies au moyen d’expériences — « en particulier celles qui ne concernent pas la psychologie au sens strict, mais plutôt la phénoménologie ». Cependant, cela semble perdre tout contact avec les questions philosophiques fondamentales. Néanmoins, comme discuté ci-dessus, la recherche phénoménologique contribue également à la philosophie et la psychologie dans son ensemble fournit le lien reliant toutes les disciplines philosophiques.
29 Parallèlement, la psychologie et la philosophie diffèrent encore radicalement; par exemple, alors que l’enquête sur l’origine des concepts est un problème psychologique, la recherche de l’origine de la vérité est purement philosophique,. Comme Stumpf l’a affirmé en opposition au récit kantien de l’espace et du temps, de la forme et de la matière, des catégories, etc., les idées philosophiques devraient toujours « réussir l’examen » de la psychologie. En fait, rien ne peut être « vrai du point de vue de la théorie de la connaissance » et en même temps « psychologiquement faux ».
- 18 En tant que président du comité d’organisation, Stumpf a proposé de nommer la conférence « Congrès pour expe (…)
- 19 Stumpf est l’un des rares philosophes du XIXe siècle à approuver une telle position. Althoug (…)
30pour répondre à ces exigences, la psychologie « ne doit pas oublier, absorbée dans le détail expérimental, les phénomènes les plus nobles de la vie mentale qui ne peuvent être étudiés de cette manière et les grandes questions générales ». Par exemple, Stumpf consacre sa conférence d’ouverture au Troisième Congrès International de psychologie à Munich à un problème métaphysique classique: la relation entre le corps et l’esprit.18 Malgré le nombre étonnant d’hypothèses formulées par les philosophes et les scientifiques sur ce thème, des progrès n’ont été réalisés que récemment: « la recherche sur l’esprit et le corps a acquis une précision extraordinaire depuis l’époque de Descartes et de Spinoza ». Parmi les facteurs qui ont favorisé ce développement, Stumpf a énuméré « l’analyse philosophique des concepts de substance et de causalité, la découverte de la loi de l’énergie, l’émergence de la psychophysique, la diffusion triomphale de l’évolutionnisme, les progrès de l’anatomie et de la physiologie des organes des sens et plus significativement dans la localisation des activités mentales ». Philosophie (l’analyse des catégories), physique (la loi de conservation de l’énergie), psychologie (psychophysique), biologie (évolution), anatomie et physiologie: le progrès de ces disciplines est une condition fondamentale pour l’avancement de la matière. Une autre circonstance raccourcit la distance entre philosophes et psychologues: « la philosophie ne devrait-elle même pas utiliser des expériences, chaque fois que cela est possible? » .19 Par exemple, les concepts subissent un véritable développement avec le temps, un ajustement continu aux progrès des connaissances scientifiques. Pour cette raison, « on peut aussi concevoir des expériences avec des concepts, confrontant l’un ou l’autre à des phénomènes « .
31En résumé, les sciences naturelles et les Geisteswissenschaften ont besoin d’un travail « phénoménologique » préliminaire, d’une analyse expérimentale des données sensorielles. Ce travail est effectué par des naturalistes et des psychologues, qui adoptent une approche expérimentale, comme Stumpf lui-même l’a souvent fait. Les sciences naturelles et les Geisteswissenschaften, y compris la psychologie, élaborent leurs matériaux et en déduisent des lois concernant leurs propres sujets. Sur cette base, la philosophie procède à une réévaluation générale des connaissances, visant les objets les plus universels et leur unité. La cohérence interne entre les différentes disciplines philosophiques est finalement accordée par la psychologie. Cela pourrait suggérer que Stumpf soutient une relation étroite de philosophie avec Geisteswissenschaften. Dans la section suivante, je montrerai que cela n’est que partiellement vrai. Malgré la relation étroite entre philosophie et psychologie, Stumpf est allé jusqu’à donner la priorité aux sciences naturelles sur Geisteswissenschaften.
5 Sciences naturelles et philosophie
32comme décrit ci-dessus, Stumpf a suggéré que le philosophe est parfaitement légitime dans la réalisation de la psychologie expérimentale, ou phénoménologie expérimentale, car un tel travail est également fondamentalement utile pour déterminer les vérités philosophiques. De plus, il élabore une version plus radicale de cette approche. Il ne concède pas simplement que le philosophe est autorisé à pratiquer la science; il prétend plutôt que le philosophe devrait le faire. Stumpf contre-attaqua pour ainsi dire et accusa ses collègues de « fauteuil » d’ignorer ou de mal comprendre des aspects importants de leur discipline. En cela, il ne s’est pas contenté de proposer un lien fort entre la philosophie et la psychologie expérimentale; il a plutôt préconisé une coopération de la philosophie avec les sciences naturelles en général.
- 20 Stumpf mentionne également Leibniz, dont la philosophie lui apparaît beaucoup plus actuelle que celle de l’id (…)
- 21 » La véritable méthode de la philosophie n’est autre que celle des sciences naturelles « .
- 22 Confronter les vues de Brentano sur la psychologie scientifique et la science en général avec celles de Stumpf w (…)
33Stumpf a consacré son discours inaugural en tant que recteur de l’Université de Berlin à la Renaissance de la philosophie. Sa première cible polémique était l’idéalisme. Avec leur incapacité à comprendre la science et à y faire face, les idéalistes ont totalement raté leurs objectifs et ont fini par provoquer une réaction matérialiste et anti-philosophique. Pour surmonter toutes ces tendances, l’obstacle initial doit être supprimé. Avant tout, la philosophie doit aller de pair avec les sciences naturelles. Stumpf a mentionné Gustav Theodor Fechner et son professeur Rudolph Hermann Lotze comme exemples récents de cette attitude.20 Ces penseurs étaient à la fois philosophes et scientifiques; Fechner était physicien et Lotze médecin. De plus, Fechner et Lotze ont pris la psychologie au sérieux, dépassant ainsi les doutes notoires de Kant sur la possibilité d’une psychologie scientifique. Il peut paraître surprenant que Franz Brentano n’ait pas été cité parmi les promoteurs de ce renouveau de la philosophie. Cependant, Brentano, qui n’était pas un scientifique, n’a pas satisfait aux exigences de l’argumentation en discussion. Certes, il avait conquis Stumpf à la philosophie avec sa thèse selon laquelle cette discipline partage sa méthodologie avec les sciences naturelles: « Vera philosophiae methodus nulla alia nisi scientiae naturalis est ».21 Mais plus tard, Stumpf a développé différentes idées sur la méthodologie scientifique et, en outre, a commencé sa propre pratique scientifique.22 Quoi qu’il en soit, Stumpf conclut que la psychologie, « pratiquée dans l’esprit des sciences naturelles », est l’une des sources de la renaissance en cours de la philosophie. Une autre source est une attitude plus rigoureuse envers l’histoire de la philosophie. Alors que les idéalistes se référaient de manière polémique à leurs prédécesseurs immédiats, l’histoire de la philosophie met à notre disposition la vraie pensée, par exemple celle de Leibniz ou d’Aristote.
34Stumpf note que la philosophie a deux tâches principales : une tâche théorique et une tâche éthique. En premier lieu, la philosophie doit unifier les concepts les plus universels, accordant ainsi « une conclusion à notre connaissance »; en second lieu, la philosophie doit « nous élever au-dessus de l’atmosphère terrestre et du néant de la vie quotidienne », nous permettant de reconnaître nos devoirs. Il existe deux manières principales de poursuivre ces objectifs: la « philosophie de l’expérience » et la « philosophie a priori ». Il ne fait aucun doute que la préférence de Stumpf est pour la philosophie de l’expérience, qui s’éloigne des résultats des sciences et s’efforce de maintenir une relation étroite avec elles. « La philosophie de l’expérience « , affirme-t-il, » naît de sciences uniques et tente de maintenir le lien le plus étroit avec elles, de parler leur langue autant que possible et de suivre leurs méthodes ». Plutôt que de revendiquer des systèmes absolus, ce type de philosophie procède pas à pas et s’efforce de tirer des conclusions relatives. Même si elle est provisoire, toute conclusion relative représente toujours un résultat important. Dans ses dernières années, Stumpf a toujours maintenu ce point:
La philosophie doit se débarrasser de l’habitude d’apparaître sur la scène tout en revendiquant la nécessité d’un système complet et autonome capable de répondre à toutes les questions. Son caractère scientifique est prouvé par le fait que la philosophie laisse toujours beaucoup plus de questions ouvertes que celles auxquelles elle apporte des réponses.
35la philosophie de l’expérience privilégie le travail collectif, la discussion interactive et le respect du travail des autres. L’exécrable habitude de commencer à chaque fois depuis le tout début, typique de nombreux philosophes, devrait enfin être surmontée. La philosophie doit tirer le meilleur de la méthodologie scientifique et l’intégrer dans sa praxis.
- 23 Il parle d’une philosophie » naturwissenschaftlich oriententierten und fundamentierten ». La philosophie a une valeur distinctive et une autonomie qui la différencient de toute science (y compris la psychologie). La philosophie doit faire face aux résultats scientifiques, mais ses objectifs et ses buts dépassent ceux des disciplines scientifiques.
37de manière remarquable, Stumpf a les sciences naturelles à l’esprit. Il est vrai que Geisteswissenschaften peut également aider le philosophe. Pourtant, il recommande vivement une « formation complète dans le domaine des sciences naturelles » à tous ceux qui visent à « une vision du monde satisfaisante », plutôt qu’à un aperçu de disciplines philosophiques spécifiques comme, par exemple, la philosophie du droit ou l’esthétique. Stumpf n’a pas insinué que les Geisteswissenschaften sont inférieurs aux sciences naturelles en appliquant une méthodologie rigoureuse. La différence réside plutôt dans le fait que si les Geisteswissenschaften ont une valeur formelle en suggérant la rigueur méthodologique et la précision au philosophe, les sciences naturelles fournissent en outre des notions matérielles importantes qui sont extrêmement précieuses pour notre compréhension du monde. Pour Stumpf, l’activité scientifique est loin d’être en quelque sorte opposée à la philosophie; au contraire, la familiarité avec elle favorise une attitude de force et transmet des notions matérielles, qui sont les ingrédients nécessaires à une philosophie renouvelée.
- 24 Pas surprenant que, par exemple, Wolfgang Köhler et Kurt Lewin aient pris part aux activités des s (…)
38En bref, Stumpf occupait une position unique dans le développement de la philosophie allemande à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Tout en affirmant une relation étroite entre philosophie et psychologie, il évite le réductionnisme et le psychologisme. La philosophie est autonome en ce qui concerne à la fois les sciences naturelles et les Geisteswissenschaften; néanmoins, il est voué à prospérer à condition de maintenir une relation plus étroite avec les sciences naturelles et de s’en tenir à leurs méthodes dans la mesure du possible. Il est vrai que Stumpf n’a pas poursuivi l’objectif d’une philosophie scientifique aussi fortement que les néo-positivistes viennois ou le « Groupe berlinois » autour de Reichenbach; cependant, il a contribué à façonner la figure d’un scientifique-philosophe et a cultivé cet idéal dans plus d’une génération de jeunes scientifiques, principalement des psychologues.24 Assez loin du réductionnisme positiviste, mais aussi de toute forme de fondamentalisme, Stumpf ne visait ni à réduire la philosophie à la science, ni à « fonder » la science par une forme privilégiée de perspicacité philosophique. Il croyait fermement que la philosophie devait beaucoup apprendre des sciences naturelles (pratiques, habitudes, méthodes), et il a toujours basé son travail sur ce principe.