Dans les conditions globales actuelles, il n’est guère nécessaire d’apprécier la pertinence immédiate des travaux d’un philosophe du XXe siècle qui s’est concentré, tout au long de sa carrière, sur des problèmes de pensée et de pratique collectives aux intersections de l’éthique, de la politique et de la biomédecine. Mais comme le montre de manière exhaustive l’admirable nouvelle étude de Samuel Talcott, l’effort soutenu de Georges Canguilhem pour analyser les concepts de santé, de normalité et d’activité sociopolitique porte également d’importantes leçons plus larges pour les philosophes contemporains engagés dans une réflexion critique sur la structure logique et historique de la connaissance scientifique dans sa relation à la vie.
Canguilhem a été formé en médecine ainsi qu’en philosophie, et l’un des objectifs de ses travaux sur la logique, l’épistémologie et l’histoire des concepts des sciences de la vie et de la psychologie est de tracer la signification de ces concepts tels qu’ils sont vécus dans les situations et contextes concrets dans lesquels ils ont une incidence directe sur la vie et la santé des êtres humains. Comme Talcott le soutient de manière convaincante, cependant, le projet de Canguilhem équivaut également à une sorte de thérapeutique philosophique engagée dirigée contre les formes omniprésentes d’aliénation, de désorientation existentielle, de souffrance et de perte du monde. Ces formes sont particulièrement marquées dans les réalités vécues de la maladie, des blessures et de la maladie, mais, comme le reconnaît Canguilhem, elles sont également omniprésentes dans la vie contemporaine et caractérisent structurellement certaines de ses institutions, idéologies et pratiques les plus dominantes.
En 1929, le jeune Canguilhem envisageait l’utilisation de la réflexion philosophique sur nos concepts comme potentiellement capable de » susciter la pensée chez l’individu humain pour qui elle élargit la vie organique et le rattache à l’univers par sa perception et son ardeur » (p. 77). Pour Canguilhem, cette restauration biologique et holistique est continue avec les objectifs de la médecine de restaurer la santé tant au niveau individuel que culturel. Mais il ne peut être atteint que par un travail philosophique attentif et rigoureux de pensée critique sur les réalités sociales, institutionnelles et historiques qui constituent la pathologie et l’aliénation telles qu’elles sont collectivement comprises et maintenues en relation intime avec les catégories du « normal », du « régulier » et du sain. Comme Talcott le soutient tout au long du livre et comme Canguilhem l’a suggéré dans un cours de 1934, une méthode centrale de cette pensée critique rigoureuse est celle d’interroger la valeur potentiellement positive de ces expériences et réalités de notre relation épistémique vécue au monde – y compris celles de l’erreur, de l’irrationalité et de la fiction – qui sont plus régulièrement rejetées comme purement négatives dans le cours de l’épistémologie positiviste et reconstructrice (p. 79). Ici et ailleurs, Canguilhem insiste sur une conception de la vie humaine et animale où elle n’a pas la signification première d’un objet d’étude scientifique ou philosophique, mais plutôt une source fondamentale et un fondement de valeur dans et à travers sa propre activité spontanée de défense et de lutte, et pour un sens corrélatif du but de la réflexion philosophique et du questionnement critique, de l’engagement et de la résistance.
Canguilhem est souvent associé, en particulier dans les études récentes, à la tradition (principalement française) de l’épistémologie historique qui comprend également Koyré, Bachelard, Cavaillès et (parfois) Lautman. Il y a parfois aussi une tendance à lire Canguilhem principalement ou exclusivement en regardant en arrière de Foucault, dont la thèse sur l’histoire de la folie, publiée plus tard sous le titre Folie et déraison puis en anglais sous le titre Madness and Civilization, a été parrainée par Canguilhem, à la suggestion d’Hyppolite. Cependant, Talcott résiste judicieusement à ces deux tendances interprétatives, préférant laisser les méthodes et résultats philosophiques de Canguilhem parler d’eux-mêmes et émerger dans leur complexité et leur spécificité à travers l’analyse détaillée de ses écrits au cours de sa carrière. Il est vrai que ces méthodes doivent beaucoup à la tradition d’un » travail du concept » historique que Canguilhem a hérité de ses prédécesseurs, dont Bachelard (auquel Canguilhem a succédé comme Professeur d’Histoire et de Philosophie des Sciences et directeur de l’Institut d’Histoire des Sciences et des Techniques à la Sorbonne en 1955). Mais l’emplacement exclusif des méthodes de Canguilhem dans le contexte de ce type de pratique de l’épistémologie menace d’effacer à la fois la spécificité de son engagement soutenu dans les sciences de la vie et, comme le soutient Talcott, bon nombre des implications éthiques et spécifiquement sociopolitiques plus larges de cet engagement. Comme Talcott le soutient et le démontre au cours de son analyse, ces implications ne peuvent apparaître clairement que si Canguilhem est compris, non pas principalement comme le représentant d’une méthode épistémologique fixe ou comme le simple signe avant-coureur de projets plus radicaux à venir, mais plutôt comme un philosophe essentiellement et globalement « préoccupé par l’ensemble des expériences, activités et valeurs humaines possibles » (p. x) et capable de porter ce genre de préoccupation dans tout le champ de ses analyses étendues des concepts de connaissance dans leur relation essentielle aux activités constitutives de la vie.
Un exemple illustratif et pertinent de cette intégration de la méthodologie philosophique et conceptuelle de Canguilhem avec des préoccupations largement sociopolitiques se trouve dans son essai de 1943, présenté comme thèse de doctorat en médecine, sur « Quelques problèmes concernant le Normal et le Pathologique. »Dans la première partie de l’essai, Canguilhem prend pour cible critique une thèse, largement caractéristique de la pensée sur le normal et le pathologique depuis le XIXe siècle, selon laquelle l’état pathologique d’une personne ou d’un animal doit être compris comme essentiellement le même que son état normal ou (en ce sens) non pathologique, à l’exception de variations purement quantitatives. L’objection de Canguilhem à cette position n’est pas qu’elle soit simplement fausse, mais qu’elle présuppose que cet état normal présumé puisse lui-même être défini de manière purement objective et factuelle. Plus largement, comme le soutient Canguilhem, il est nécessaire de distinguer clairement ce qu’on appelle normal au sens de simple moyenne statistique ou prévalence numérique du normatif, au sens tout à fait différent dans lequel il est possible de dire que la vie propose ses propres normes pour elle-même. Dans ce dernier sens, la vie elle-même, dans sa propre « activité normative », est et doit être la source ultime de tous les jugements sur ce qui est « normal ». »Comme le suggère Canguilhem, les objectifs spécifiques des sciences de la pathologie et de la physiologie, et les fins plus larges de la médecine – celle de la reconnaissance de la maladie, de la maladie et de la pathologie comme aliénation transformatrice du monde de la vie de la valeur qu’elle se propose et de la restauration de cette activité fondamentale de valorisation – sont mal servis si cette distinction conceptuelle fondamentale est manquée.
Le livre de Talcott est organisé autour d’une série de domaines d’activité et de recherche spécifiques dans lesquels Canguilhem a pu localiser et poursuivre cet engagement au cours de sa carrière. Fait intéressant, mais opportunément, il commence l’analyse par une discussion sur les engagements politiques importants et importants de Canguilhem, qui ont duré la Seconde Guerre mondiale (au cours de laquelle Canguilhem a admirablement servi dans la Résistance), la guerre française contre l’indépendance de l’Algérie et la crise qui a conduit au remplacement de la quatrième république parlementaire par la cinquième république plus autoritaire de de Gaulle en 1958. Ces engagements étaient, comme le montre Talcott, fondés sur son idée de la justice comme une sorte de santé supérieure et trans-organismique, appelant à la fois des traitements théoriques spécifiques des concepts d’organisation de l’État et des sociétés de contrôle et des interventions plus concrètes dans les affaires politiques contemporaines. Dans une série d’articles écrits en pleine crise de 1958, Canguilhem insiste sur l’impossibilité fondamentale d’une organisation juste de la société fondée sur l’existence continue de l’oppression colonialiste et des techniques qu’elle emploie pour déployer et exercer la domination. Ici, comme le note attentivement Canguilhem, les mécanismes de contrôle étatique et politique sont eux-mêmes enclins à adopter la rhétorique ou les pratiques qu’ils associent à une régulation scientifique du comportement humain afin de servir leurs objectifs plus vastes d’interpellation, de discipline et de régulation. Il est donc nécessaire pour une réponse philosophique appropriée, au nom de la justice, de thématiser et d’étudier plus largement la place et le rôle des connaissances scientifiques dans l’activité culturelle, y compris les intérêts qui sous-tendent le fait de privilégier des connaissances ou des expertises étroitement techniques sur des disciplines mettant l’accent sur une réflexion plus individuelle, personnelle ou anthropologique.
En prenant du recul historique, les chapitres 2 et 3 de l’étude de Talcott abordent le développement de ces vues politiques, épistémologiques et métaphysiques interdépendantes au cours des années 1930 et 40. Tout au long de cette période, comme le documente Talcott, Canguilhem approfondit ses réflexions sur l’histoire des concepts de biologie et leur relation complexe avec le point de vue philosophique du vitalisme, tout en conservant un antifascisme sous-jacent et une forme spécialisée de marxisme comme fondements politiques de ces engagements. Le chapitre 4 explore certaines des résonances métaphysiques plus profondes de la philosophie émergente de la vie de Canguilhem en relation avec les problèmes de la création et de la créativité, en particulier en relation avec la relation complexe de Canguilhem avec la pensée de Bergson. Au chapitre 5, Talcott se tourne vers la compréhension que Canguilhem développerait des sciences biologiques et des conditions complexes et situées de ce qu’il considère comme leur production créative et authentique de la connaissance de la vie à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Un aspect important du livre de Canguilhem de 1952, La Connaissance de la vie, est son développement et son emploi du concept de milieu, ou des situations contextuelles irréductibles dans lesquelles les êtres vivants organisent et orientent les activités de leur vie et les réalités vécues. Dans le contexte spécifique des activités des sciences naturelles et de la vie, cela implique une investigation étroite du milieu du laboratoire et de la constitution et des limites spécifiques des pratiques d’expérimentation. Ici, Canguilhem anticipe des travaux beaucoup plus tardifs en philosophie des sciences en comprenant les progrès de la science biologique non seulement comme l’application de concepts expérimentaux donnés, mais plutôt comme constituant des concepts biologiques à travers les conditions complexes de l’expérimentation, à la fois en laboratoire et en milieu clinique.
Dans les chapitres 6 à 8, Talcott retrace le développement continu de la pratique de Canguilhem de réflexion à la fois rationnelle et historique sur la structure et la provenance des concepts de biologie et de psychologie dans les années 1950, avec des regards méthodologiques en arrière vers Bachelard et en avant vers Foucault. Dans son histoire du concept de réflexe de 1955, le travail historique minutieux de Canguilhem équivaut également, comme le suggère Talcott, à une ré-inscription critique de l’histoire du mécanisme dans une histoire plus large de la vie. Là encore, l’enquête historique détaillée de Canguilhem sur un paradigme déterminant de l’explication biologique révèle un objectif sociopolitique pratique et critique beaucoup plus large: ici, comme le suggère Talcott, celui de fournir une position efficace de résistance conceptuelle à la mécanisation de l’être humain dans la société industrielle. Cela illustre, comme le dit Talcott, comment pour Canguilhem, l’histoire de la science n’élabore jamais simplement une histoire pure de concepts ou tente de refléter le développement historique d’une vérité purement désintéressée, mais traite essentiellement des vérités et des concepts scientifiques particuliers dans leurs tendances à permettre « la domination, la sécurisation ou l’épanouissement de la vie » (p. 198). Pourtant, contrairement à certains de ses successeurs, Canguilhem n’abandonne jamais le potentiel de la connaissance scientifique, si elle est soigneusement comprise dans son contexte historique et sa structure conceptuelle, pour contribuer positivement à la valorisation de la valeur humaine et servir ces fins vitales.
Dans les deux derniers chapitres, Talcott examine certains des écrits ultérieurs et plus sommatifs de Canguilhem sur les concepts et pratiques biomédicaux dans leurs implications générales pour la vie sociale et politique contemporaine. Dans son article de 1959 « Thérapeutique, Expérimentation, Responsabilité », Canguilhem semble anticiper de manière prémonitoire la situation sociopolitique contemporaine dans laquelle la technologie biomédicale à l’échelle industrielle et son imbrication sans cesse croissante dans la vie quotidienne conduisent à une inséparabilité problématique de facto de ses impératifs du projet politique d’administration, de régulation et de contrôle de la vie individuelle et collective. En raison de la façon dont la médecine technologique devient de plus en plus un phénomène poursuivi et développé à l’échelle de la société industrielle dans son ensemble (écrit Canguilhem en 1959), « des choix à caractère politique sont implicites dans tous les débats concernant les relations de l’homme et de la médecine. »En conséquence, les décisions et les positions prises sur le rôle de la biomédecine dans la vie collective impliquent également nécessairement toute une série de décisions sur la « structure de la société, les institutions d’hygiène et de sécurité sociale » et, en fait, sur « l’avenir de l’humanité » elle-même (p. 238).
Dans la crise pandémique mondiale actuelle, peu de revendications pourraient, bien sûr, paraître plus prémonitoires; et si les méthodes de Canguilhem, comme nous l’avons vu, fonctionnent de manière caractéristique en analysant soigneusement et rigoureusement l’histoire des concepts constitutifs de la connaissance biomédicale, il ressort également de cela comment une appréciation des méthodes de Canguilhem pourrait bien servir une réflexion critique sur les multiples problèmes politiques et sociaux que l’administration biomédicale de la vie pose efficacement aujourd’hui. Des philosophes contemporains tels que Giorgio Agamben, qui hérite de l’engagement de Canguilhem avec les problèmes de la biomédecine et de la politique en grande partie à travers le terme de médiation du paradigme biopolitique de Foucault, ont récemment appelé à une réflexion aussi urgente sur les agendas politiques contemporains de l’articulation et de l’administration de la vie. De toute évidence, cependant, les considérations tirées du propre travail de Canguilhem – par exemple, sa critique rigoureuse, dans l’essai de 1943, des conceptions du « normal » exprimées uniquement en termes de fonctionnement statistiquement normal – peuvent fournir d’autres termes utiles pour interroger les conceptions répandues qui tendent à voir la crise actuelle comme simplement l’interruption forcée d’une vie de pratique et de consommation capitalistes qui est « normale » en ce sens.
En ce qui concerne toutes ces dimensions et implications toujours pertinentes de la pensée et du travail de Canguilhem, l’étude de Talcott fournit un aperçu et un guide complets, perceptifs et révélateurs. Il y a des moments où un lecteur peut souhaiter une organisation globale plus systématique des thèmes centraux de l’œuvre de Canguilhem; et il n’est pas clair que le concept ou le problème de l’erreur lui-même, que Talcott met en avant, a véritablement la signification profondément déterminante pour Canguilhem que Talcott maintient. Mais ces petites critiques doivent être tempérées par une appréciation, que le livre de Talcott fournit également de manière plus que adéquate, de la grande diversité des contextes et des applications que Canguilhem lui-même envisage pour son travail philosophique et conceptuel. Dans un article tardif sur la pensée et le cerveau, Canguilhem écrit que la tâche spécifique de la philosophie n’est « pas d’augmenter la production ou le rendement de la pensée, mais de lui rappeler le sens de son pouvoir. »Si l’on peut effectivement affirmer que cette définition donne à la fois une articulation générale et un sens spécifique au travail pertinent de réflexion philosophique en relation avec les problèmes contemporains les plus larges de la pratique et de l’action collectives, alors l’examen attentif et révélateur de Canguilhem par Talcott offre une contribution hautement éclairante et vitale à ce travail essentiel de la philosophie, tel qu’il est évidemment et globalement requis aujourd’hui.
Stuart Elden, Canguilhem. Cambridge: Presse politique, 2019, p.
L’expression « travailler un concept » est celle de Canguilhem, tirée d’un article de 1963 sur Bachelard : voir, par exemple, l’introduction de Peter Hallward au volume One de Concept and Form, ed. par Peter Hallward et Knox Peden, Londres : Verso, 2012, p. 13.
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le thème de la guerre de sécession et de la guerre d’indépendance des États-Unis.
Le Normal et le Pathologique, p. 127.
Georges Canguilhem, » Le Cerveau et la Pensée. » Traduit par Steven Corcoran et Peter Hallward. Philosophie radicale 148 (mars/avril 2008), pp. 7-18.