Cabanis, Pierre-Jean Georges (1757-1808)

Pierre-Jean Georges Cabanis fut, avec le comte Antoine Louis Claude Destutt de Tracy, le chef des Idéologues. Étudiant précoce en philosophie et en lettres classiques, il a choisi la médecine comme carrière, mais il n’a jamais exercé. Protégé de la veuve de Claude-Adrien Helvétius, il fréquente la compagnie d’Étienne Bonnot de Condillac, du baron d’Holbach, de Benjamin Franklin et de Thomas Jefferson. Lorsque Voltaire dénigra sa poésie en 1778, Cabanis se tourna vers la physiologie et la philosophie. Pendant la Révolution, il collabore avec Mirabeau à l’instruction publique et est un intime du marquis de Condorcet. Plus tard, il soutint le Directoire et le coup d’État de Napoléon Bonaparte du 18 Brumaire. Bien que Napoléon le nomme sénateur, Cabanis s’oppose à sa politique tyrannique. Amer et méprisant, Napoléon surnomme le groupe de Cabanis  » Idéologues « . » Cabanis a écrit sur la pratique et l’enseignement de la médecine, mais sa renommée et son influence proviennent d’un seul livre, Rapports du physique et du moral de l’homme (12 mémoires écrits entre 1796 et 1802, publiés en 1802).

Les Idéologues (qui comprenaient également Constantin Volney, Condorcet, Antoine Lavoisier et Pierre de Laplace) ont souvent été méprisés en leur temps, et plus tard, en tant que philosophes tardifs et pourvoyeurs de spéculations visionnaires. Dans la marée montante de l’idéalisme métaphysique, leur approche positiviste a été tenue en défaveur. Ils ont souffert de l’influence du renouveau religieux et du charme exercé par Le génie du Christianisme de François René de Chateaubriand, ainsi que de la popularité des modes  » illuministes  » dérivées des pratiques maçonniques. Leur activité politique pendant la Révolution a également fonctionné contre eux, et la suppression de leur mouvement par Napoléon les a laissés sans débouché pour la publication.

Cabanis, comme les autres, a cherché une explication mécaniste de l’univers, de la nature et du comportement humain — une approche poursuivie plus tard par Auguste Comte et Hippolyte-Adolphe Taine. La matière seule est réelle et éternelle sous ses nombreuses formes transitoires. Comme Lavoisier avait appliqué l’analyse à la chimie, so – a déclaré Cabanis – elle pouvait s’appliquer aux idées, qui pouvaient ainsi être réduites aux sensations originelles d’où elles jaillissent. L’intérêt personnel, la poursuite du bonheur et du plaisir et la préservation de soi sont les seuls motifs d’action. Ces notions, déjà avancées par les matérialistes du XVIIIe siècle, ont été systématiquement développées par Cabanis et Destutt de Tracy. Selon eux, l’étude de l’homme doit être réduite à la physique et à la physiologie. L’homme doit être observé et analysé comme tout minéral ou végétal. L’expert médical, dit Cabanis, devrait jouer le rôle autrefois tenu par le moraliste (une idée qui remonte à René Descartes et Julien Offray de La Mettrie). « La physiologie, l’analyse des idées et la morale sont trois branches d’une science que l’on peut appeler la science de l’homme. »Par conséquent, Cabanis et ses collègues théoriciens ont refusé de reconnaître des notions non basées sur des phénomènes ou des sensations, c’est-à-dire non sensibles à la connaissance exacte et (en fin de compte, du moins) à la notation mathématique. Une compréhension du « mécanisme du langage » était considérée comme essentielle à la compréhension du « mécanisme de l’intellect » et à la signification des idées. Le langage lui-même, cependant, devait être illuminé par l’analyse des sensations qui constituent une idée et par le fonctionnement de l’intellect.

Dans sa préface aux Rapports du physique et du moral de l’homme, Cabanis a insisté sur le fait que le moraliste et le médecin s’intéressent à l’homme tout entier, c’est-à-dire au physique et au moral, inséparables et incompréhensibles pris séparément. Les sciences morales doivent être placées sur une base physique. L’union de l’esprit et du corps est le thème du premier  » Mémoire. »La sensation est la cause nécessaire de nos idées, de nos sentiments, de nos besoins et de notre volonté. Puisque la sensibilité est le lien entre la vie biologique et l’esprit, le mental n’est que le physique considéré d’un certain point de vue. Cabanis fait une comparaison célèbre entre le cerveau et l’estomac: Comme ce dernier est une machine à digérer les aliments, le premier est donc une machine à digérer les impressions, par « la sécrétion de la pensée. » Il développe ensuite une analyse génétique des sensations et des idées. Il n’y a pas d’autres causes que celles qui peuvent agir sur nos sens, pas de vérités sauf en relation avec « la manière générale de ressentir » de la nature humaine, qui varie avec des facteurs positifs tels que l’âge, le sexe, la disposition, la santé, le climat, etc. Ainsi, l’état des viscères abdominaux peut influencer la formation des idées.

Le deuxième « Mémoire » est une  » histoire physiologique des sensations. »Cabanis définit la vie comme un sentiment et, à la suite des travaux d’Albrecht von Haller et de La Mettrie, discute de la différence entre sensibilité et irritabilité. Ce dernier, soutient-il, n’est que le résultat du premier, qui est le phénomène biologique de base; puisque les deux dépendent des nerfs, ils sont essentiellement les mêmes. Les mouvements volontaires proviennent de perceptions, qui découlent de sensations. Les mouvements involontaires sont causés par la sensibilité des organes, qui produit les impressions inconscientes (autonomes) qui déterminent bon nombre de nos idées et décisions. De plus, l’action du système nerveux n’est qu’une application spécialisée des lois du mouvement physique, qui sont la source de tous les phénomènes. Le troisième  » Mémoire  » développe une théorie de l’inconscient. Le système nerveux est affecté par des changements internes, c’est-à-dire par la mémoire et l’imagination; ainsi, dans l’homme existe « un autre homme interne » en action constante, dont les effets sont perceptibles dans les rêves. Le quatrième « Mémoire  » explore l’influence de l’âge sur les idées et les  » affections morales. »Les organes, comme tout le reste de la nature, sont en mouvement constant, et sont donc impliqués dans la décomposition et la recomposition. Par conséquent, les variations du tissu cellulaire produisent des changements physiques et psychiques dus à l’action chimique. Le cinquième  » Mémoire  » aborde les différences sexuelles. Les organes génératifs sont essentiellement glandulaires et leurs sécrétions influencent le cerveau et tout le corps. Les « dispositions » (structures) primitives inconnues, qui font que l’embryon est masculin ou féminin, sont également à l’origine de différences sexuelles, physiques et psychiques. Le fait que les femmes puissent être forcées à la reproduction et que les hommes ne s’y enthousiasment que produit de grandes différences dans les habitudes et les perspectives mentales. Ce que les sexes ont en commun constitue la nature humaine.

Le sixième  » Mémoire  » traite de l’influence du  » tempérament « , c’est-à-dire des effets déterminants de la constitution physique héritée. Ainsi, un grand cœur et des poumons produisent un caractère énergique, les petits un caractère intellectuel. En raison de l’hérédité, la race humaine pourrait être améliorée par des méthodes hygiéniques. Croyant à l’héritage des caractéristiques acquises et à l’amélioration des espèces par le croisement, Cabanis plaide pour un programme d’eugénisme qui fera pour l’espèce humaine ce que les êtres humains ont fait pour les chiens et les chevaux. Dans le septième  » Mémoire « , Cabanis explore les perturbations émotionnelles et mentales causées par les maladies. Par exemple, la faiblesse et l’irritabilité de l’estomac produisent une énervation musculaire et des alternances rapides entre excitation et dépression. Le huitième « Mémoire » traite des effets de l’alimentation, de la pression atmosphérique, de l’humidité et de la température, comme l’excitation et la sédation. Cabanis analyse les effets de différents aliments et boissons, mais ses informations et conclusions sont plutôt fantastiques.

Le climat fait l’objet de la neuvième  » Mémoire. »L’homme, l’animal le plus modifiable, répond à la chaleur et au froid avec des différences d’activité sexuelle et physique, et par conséquent d’habitudes mentales et morales. Le dixième  » Mémoire  » est le plus long. Il explore les phénomènes de la vie animale, y compris la sensibilité, l’instinct, la sympathie, le sommeil, les rêves et le délire. Les forces qui provoquent l’organisation de la matière (une tendance naturelle) sont inconnues et le resteront toujours. Néanmoins, ces forces ne sont que physiques et la vie n’est qu’organisation. Cabanis croyait en la génération spontanée. Les espèces ont évolué à travers des mutations fortuites (« changements fortuits ») et des mutations planifiées (« tentatives expérimentales de l’homme »), qui modifient les structures de l’hérédité. Cabanis ne développe cependant pas de théorie générale de l’évolution. Le onzième « Mémoire » concerne l’influence du « moral » (mental) sur le physique, qui n’est que l’action du cerveau sur le corps. Le dernier  » Mémoire « , sur les  » dispositions acquises « , traite de l’influence de l’accoutumance et de l’expérience en général.

En tant que positiviste, Cabanis était prêt à renoncer aux explications ultimes. Il ne s’intéressait qu’aux causes et effets au niveau des phénomènes. Contrairement aux autres idéologues, il est très influencé par La Mettrie et l’école homme-machine. Il s’opposait à la méthode psychologique de Condillac et aux sensationnistes, qui se limitait aux sensations extérieures. Il préférait l’approche physiologique, qui mettait l’accent sur les dispositions héréditaires, l’état des organes, les rêves et les impulsions automatiques ou inconscientes. Ces facteurs étaient plus importants pour lui que l’expérience (sensation) pour déterminer le comportement de l’individu; pour le concept tabula rasa ignoré ce que l’enfant ou l’adulte apporte à l’expérience. Pour la même raison, la statue de Condillac n’est qu’une abstraction irréelle de la réalité de l’organisme unifié, total, actif. Cabanis s’intéressait à l’amélioration morale et sociale de l’humanité, qu’il jugeait possible grâce à une compréhension de la physiologie — une science qui, selon lui, finirait par influencer même le droit positif.

Cabanis et les Idéologues ont été un moment d’une tradition qui s’étend d’Épicure aux positivistes logiques contemporains (dont l’intérêt pour l’analyse linguistique a été préfiguré par les Idéologues). Cabanis, comme les autres, a souvent été accusé d’appauvrir l’expérience humaine en la réduisant au niveau physique et mécanique, et en niant la possibilité de transcender les sensations internes et externes. D’autre part, les idéologues considéraient l’homme comme sa propre justification et maître de son propre destin. Ils avaient confiance en sa capacité à progresser indéfiniment grâce à ses propres ressources.

Bibliographie

ouvrages de cabanis

Les Œuvres complètes (Paris, 1823-1825) de Cabanis ont été éditées par P. J. G. Thurot.

Cabanis, Pierre-Jean Georges. Sur les relations entre les Aspects Physiques et Moraux de l’Homme, sous la direction de George Mora. Traduit par Margaret Duggan Saidi. Baltimore : Johns Hopkins Press, 1981.

travaux sur cabanis

La meilleure étude des Idéologues (bien qu’elle ignore le lien de Cabanis avec La Mettrie et la perspective homme-machine) est Emile Cailliet, La tradition littéraire des Idéologues (Philadelphie : American Philosophical Society, 1943). Voir aussi Charles H. Van Duzer, The Contribution of the Idéologues to French Revolutionary Thought (Baltimore : Johns Hopkins Press, 1935), et le plus apologétique F. Picavet, Les idéologues (Paris : Alcan, 1891).

Moravie, Sergio. « De ‘Homme Machine’ à ‘Homme Sensible’: Changer les Modèles de l’Image de l’Homme du XVIIIe siècle. »Journal de l’histoire des idées 39 (1978): 45-60.

Autres Titres recommandés

Richards, Robert J. « Influence de la Tradition sensationnaliste sur les Premières Théories de l’Évolution du Comportement. »Journal de l’histoire des idées 40 (1979): 85-105.

Staum, Martin S. Cabanis: Lumières et Philosophie médicale dans la Révolution française. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence.

Wright, John P., et Paul Potter, dir. Psyché et Soma: Médecins et Métaphysiciens sur le Problème du Corps Mental de l’Antiquité à l’Illumination. Il s’agit de la première édition de la série.

L. G. Crocker (1967)

Bibliographie mise à jour par Tamra Frei (2005)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.